Tu as perdu ta langue ?

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Ma lignée maternelle est une histoire d’exil, comme tant d’autres. Mes grands-parents espagnols ont fui leur pays à pied, traversant les Pyrénées.
J’ai longtemps cru avoir exploré cette histoire, en posant des questions à ma mère, en conservant des photos, en me rappelant des visites chez ma grand-mère quand j’étais enfant, et par un long travail psychanalytique autour de ces questions.
Dans ce quartier proche de Bordeaux, le bas Cenon, les habitants avaient recréé leur petite Espagne. Quand j’étais enfant, m’y rendre me ravissait. Je me sentais immergée dans cette atmosphère, bercée par la musicalité de la langue en écoutant ma mère et ma grand-mère, mais aussi les voisins et l’épicière du quartier. Cependant, on évitait de me parler en espagnol. J’étais là et en revanche, eux, étaient ailleurs. Est-ce cette disjonction qui a fait que je ne me sois pas sentie autorisée à apprendre leur langue durant ma scolarité ?
À l’adolescence, traverser la Garonne pour aller sur l’autre rive s’est imposé à moi. J’ai choisi une troisième langue qui n’était enseigné que dans un lycée à Bordeaux, ce qui m’obligeait à franchir la Garonne. Passer le fleuve, c’était comme traverser une chaîne de montagnes, une frontière, la vie étant de l’autre côté. Je vois aujourd’hui cet impératif comme le premier mouvement que j’ai initié en lien avec ce passé d’exil.
À mes questions, ma mère m’a souvent répondu qu’elle ne savait pas, qu’on ne lui avait jamais rien dit. J’ai toujours espéré qu’il s’agisse d’un oubli temporaire, et que lui reviendraient en mémoire des éléments qu’elle pourrait alors partager avec moi. Depuis deux ans, elle perd véritablement la mémoire et se délite peu à peu. C’est cette nouvelle situation qui a fait bouger quelque chose en moi et m’a fait admettre dans un premier temps que mon attente était vaine, qu’elle ne pourrait plus se souvenir, puis dans un deuxième temps, qu’elle ne pouvait pas se souvenir de ce qu’on avait occulté pour elle-même.
Ce qui s’est transmis en creux entre elle et moi, c’est ce vide, ce brouillard, cet indicible. Ce pacte de l’oubli est devenu pour moi une obsession blanche. C’est dans ce même temps que j’investis la photographie différemment, comme un médium qui m’appartient, une chambre à soi que l’on ne peut pas me prendre. C’est curieux de penser ça, mais cela parle aussi de l’exil, on m’a dérobé la part de moi que je n’ai pas pu habiter.
Ce territoire vacant, je le rencontre dans des moments fortuits, où l’intensité ressentie m’éclaire sur l’effet sensible que tout cela produit en moi, de manière souterraine. Je suis au cinéma pour l’avant-première de « El silencio de otros », documentaire sur les effets de la loi d’amnistie signée après la mort de Franco qui a maintenu sous silence tous les crimes commis durant le franquisme. La salle est comble, nous sommes à Bordeaux. En écoutant les personnes autour de moi je retrouve la petite Espagne de mon enfance. Soudain, je sens le parfum de ma grand-mère, l’agua de colonia comme elle disait, je me sens alors submergée par une émotion qui me bouleverse. Dans ce tourment, j’expérimente aussi quelque chose, un petit apaisement qui ouvre à des images, qui desserre un peu l’étau.
Un printemps, je suis à Bilbao au musée Guggenheim, j’attends pour voir une exposition dans laquelle il faut d’abord passer individuellement par un couloir. Un gardien fait entrer les gens un par un. Devant moi, une femme refuse au dernier moment d’entrer et me laisse sa place. J’entre, la porte se referme, il fait noir, des lianes au toucher de plumes sont installées verticalement en rangs serrés, et il faut les écarter pour se frayer un chemin. J’avance dans ce décor onirique, j’entends la porte, une autre personne entre et, quelques secondes après, j’entends «¡Por favor, no puedo más!». C’est la femme qui me précédait quelques instants auparavant, et qui a dû s’être décidée à entrer. Je repars dans l’autre sens et je m’entends lui dire «¡Dame tu mano!». Elle me suit, nous sortons, elle garde ma main dans la sienne en me remerciant. Elle est très émue, moi aussi.
Elle ne sait pas que je suis aussi elle, que je ne connais que trop bien ce «No puedo más». Il y a un espace dénudé en moi que, grâce à elle, j’ai pu me représenter en revenant sur mes pas et en traversant avec elle. J’ai eu alors, ce jour-là, la conviction que je pouvais y faire quelque chose.
Que reste-t-il, pour les générations d’après, d’un pays qu’on a dû quitter ?
M’est revenue une phrase  que l’on me disait souvent enfant, qui faisait référence à une timidité extrême chez moi, mais qu’aujourd’hui , je peux entendre d’une autre manière : « tu as perdu ta langue? » 
Dans mon projet photographique, je vais rencontrer des descendants d’exilés espagnols, d’autres moi, comme des miroirs subjectifs, qui vivent en France. Je vais aussi me rendre en Aragon, terre d’avant l’exil de mes grands-parents. Mon intention n’est pas de documenter. Je pars en quête d’images pour voyager à travers un pays qui n’a jamais existé.
Novembre 2023

Ce projet en cours, dans le cadre du masterklass 2023-2024 avec Klavdij Sluban me tient particulièrement à cœur. Cette série est en cours de réalisation.

 

lien vers la présentation du Masterklass

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